Mon père était au café avec ses amis quand il a appris la mort du nouveau président Bachir Gemayel. C’est ma mère qui est venue lui annoncer la nouvelle. Il s’en doutait. Il savait que cet homme ne resterait pas en vie bien longtemps. Né dans une grande famille chrétienne maronite originaire de la montagne, c’est son père Pierre qui a créé le parti des Phalanges.
Bachir, lui, a fondé les Forces libanaises, la branche armée des phalangistes pour faire face aux Palestiniens. Une croix biseautée en forme de fusil était leur logo. Après être arrivé à la présidence du pays avec le soutien des Israéliens et après mille manigances aussi monstrueuses les unes que les autres (dont la tuerie d’Ehden), Bachir avait changé de visage.
Dans un reportage du vingt heures d’Antenne 2 daté du 24 août 1982, Bachir vient d’être élu président de la République libanaise. La caméra est posée dans la rue chrétienne où pour fêter l’événement des pick-up traversent les routes. De jeunes miliciens armés, debout à l’arrière des véhicules, hurlent leur joie. De toute part, des voitures driftent, certains chauffeurs font même crisser leurs pneus avec leur portière ouverte et le pied dehors.
Deux jeunes hommes apparaissent, l’un moustachu, la chemise ouverte, le regard hagard, l’autre plus déterminé, habillé d’un T-shirt bleu marine, et autour du cou, une chaîne et une croix en or qui brille, il est exalté : « Le cheikh Bachir Gemayel, le président de la République, il va finir la guerre au Liban, c’est la paix maintenant ! C’est la vie, c’est la paix pour tous les Libanais ! » Et alors que la journaliste française lui demande s’il n’a pas peur que de l’autre côté les gens réagissent, des tirs se sont enclenchés, des tirs de joie, des balles tirées en l’air qui ont empêché l’entretien de se poursuivre, comme un clin d’œil évident qu’aucune paix ne sera possible. Le plan bascule et Bachir Gemayel apparaît dans son village à Bikfaya. Vêtu du costume beige traditionnel du président libanais, parfaitement brushé, il est élégant, il se balade dans la rue d’un pas tranquille. Les habitants viennent le saluer. Le nouveau président de la République libanaise est âgé seulement de trente-quatre ans. Les journalistes lui demandent ce qu’il pense des partis qui contestent son élection, principalement les partis sunnites du pays et la gauche, il répond :
– L’unanimité est très difficile à faire comme chez vous, comme chez nous, comme partout ailleurs dans le monde démocratique. Il y aura un pouvoir, un gouvernement et il y aura une opposition. Donc que celui qui veut faire de l’opposition le fasse et celui qui voudra participer à l’élaboration de ce programme et à son exécution y participe. Pourquoi pas.
– Mais le problème dans votre pays, monsieur le président, c’est qu’il y a beaucoup de milices militaires…
– Ne vous inquiétez pas pour ce problème, toutes ces milices seront dissoutes, toutes ces milices seront traitées. Il y aura une armée nationale et un pouvoir central fort.
– On parle beaucoup de vos relations avec les Israéliens et les Israéliens comptent beaucoup sur vous notamment pour établir un nouveau traité de paix avec eux, monsieur le président.
Avant de répondre, Bachir relève la tête comme pour signifier qu’il s’attendait à cette question. Il ajoute à ce geste ces mots :
– La question est trop prématurée encore. Attendons de former un nouveau gouvernement et ça sera inclus dans le consensus national pour voir comment nous allons relibérer tout notre pays. Nous avons plusieurs armées étrangères qui sont sur notre sol, il faudra voir comment traiter tous ces problèmes et voir quel est le prix à payer pour tous ces retraits, que ce soit syrien, israélien… Le Palestinien actuellement se retire mais certainement nous aurons d’autres problèmes à affronter. On les affrontera avec tout le courage et toute la lucidité nécessaires.
Bachir portait son costume de président à la perfection mais l’homme ne faisait pas l’unanimité, loin de là. Il était détesté par une partie des Libanais qui voyaient un lui un sanguinaire, un traître à la patrie, un collabo. Les dirigeants israéliens non plus ne l’avaient pas à la bonne depuis qu’il était élu président. Bachir les prenait maintenant de haut, ce qui leur déplaisait franchement.
Plus loin dans le reportage apparaît Walid Joumblatt qui, à trente-deux ans, est à la tête de l’opposition. Walid est debout, près d’une fenêtre en plein Beyrouth, on dirait Rimbaud :
« J’ai peur que la structure libanaise intérieure même se disloque parce que c’est un diktat, ce n’est plus le compromis libanais connu.
– Mais M. Gemayel a parlé d’un consensus qu’il fallait trouver dans les semaines qui viennent. Est-ce que vous en ferez partie ?
– Peut-être il le trouvera avec quelqu’un ici mais pas avec moi.
– Est-ce que vous craignez que la guerre civile recommence ?
– Il y a un malaise général. Vous voyez bien ici à Beyrouth-Ouest, on a peur du futur, c’est très incertain, le pronostic est très pessimiste, c’est la nuit des longs couteaux libanaise, je n’ai aucune illusion mais sur le plan constitutionnel il a été élu légalement. Sur le plan politique, c’est autre chose. »
Après Bachir, Walid a l’air d’un méchant, d’un bad boy, d’un voyou, on dirait Végéta face à Sangoku, il a la mine renfrognée du personnage de Dragon Ball Z, la même attitude, le ton sec et revanchard. Il ne fait que lever les yeux au ciel lorsqu’il s’exprime. Chacun d’eux porte parfaitement son nom de famille. Joumblatt vient du kurde et signifie « âme d’acier » et Gemayel est le diminutif de « jamil » en arabe, qui signifie « beau », car Bachir, lui, présente bien. Même s’il n’a rien du caractère d’un Sangoku, c’est un beau gosse, toujours impeccablement coiffé, rasé ou avec une barbe parfaitement taillée, il est très apprêté, qu’il soit habillé en militaire ou en président.